EXPOSITION
Rêves d'Aborigènes

Marseille: Sophie Latil
[21 août 2004]


Aucun musée jusqu'à ce jour n'avait consacré, hors du continent australien, une monographie aussi importante à une communauté artistique aborigène. Au Musée des Arts africains, océaniens, amérindiens (Maaoa), la galerie de la Vieille Charité à Marseille expose cet été soixante-deux toiles des peintres de Balgo Hills. Un entrelacs de lignes, une infinité de points, une multitude de formes géométriques tracés dans des couleurs flamboyantes figurent des paysages abstraits, tous vus du ciel. Incontestablement cette peinture nous touche dans l'énergie qu'elle dégage. Alain Nicolas, commissaire de l'exposition, estime pour sa part que «l'art Balgo permet enfin de reparler de contenu dans l'art contemporain».

Ce mouvement de peinture apparu dans les années 80, dans la mouvance initiée les années précédentes par les peintres de Papunya puis ceux d'Utopia, s'enracine dans les très anciennes traditions culturelles de la région. Mais l'engouement que le monde occidental lui porte mérite quelques explications sachant que la conservation des œuvres n'intéresse pas les Aborigènes pour qui l'art n'est pas non plus une fin en soi.

L'art contemporain de Balgo Hills en particulier, celui des Aborigènes en général, puise tout son sens dans l'histoire de la civilisation la plus ancienne du monde. Des fouilles archéologiques ont en effet mis à découvert des peintures rupestres réalisées il y a environ 50000 ans en Australie occidentale, précédant en cela les peintures d'Altamira et de Lascaux en Europe.

«Ces peuples ont élaboré le plus vieux système religieux qui ait jamais existé, ils ont créé ce que nous appelons «art», qui est avant tout, pour eux, un langage», rappelle Alain Nicolas. Interpréter leur travail selon nos références occidentales serait donc une grave erreur. Les artistes d'aujourd'hui, profondément liés à leurs traditions, traduisent et font revivre ce qu'ils nomment le «dreaming» ou «temps du rêve», c'est-à-dire l'aube de l'humanité.

Dans l'Australie centrale, les dreamings sont les êtres prodigieux qui en parcourant le monde lui ont donné forme et consistance. Ainsi, les habitants de Balgo se souviennent que l'ancêtre, en urinant, a créé la rivière. En aval du cours d'eau, il déféqua, créant un bloc de roche érodée sur lequel les enfants viennent aujourd'hui graver leur nom. Peu à peu s'est ainsi instituée une géographie sacrée. S'ils sont devenus invisibles à nos yeux, ces êtres créateurs n'ont pas pour autant disparu et le paysage australien témoigne toujours de leur existence. Car dans la cosmologie aborigène, la création n'est pas donnée pour toujours. La perpétuation même de la vie dépend encore des dreamings et afin que le monde continue d'exister les initiés doivent périodiquement retourner sur les lieux de la création et les célébrer par les rituels qu'ils ont laissés.

Depuis la nuit des temps, au travers de leurs pratiques culturelles, l'art permet donc aux Aborigènes de maintenir le monde vivant et fertile. Les dessins sont faits sur le sable avec un doigt ou un bout de bois. Ils traitent de la vie quotidienne, informent les jeunes sur les comportements à respecter, illustrent les exploits des ancêtres... Les peintures corporelles appartiennent également aux rites initiatiques. Fait pour être vu et utilisé par les membres d'un groupe culturel spécifique, cet art est ensuite effacé ou livré aux éléments. Nul besoin de livres ou de musées pour rappeler aux Aborigènes leurs traditions...

C'est tout simplement dans leurs rites cultuels que les artistes aborigènes d'aujourd'hui puisent leur inspiration, précieusement recommandés à la fin des années 70, par les deux premiers conseillers artistiques Geoff Bardon et Peter Fannin qui avait vu là une opération mercantile prometteuse et mis à disposition des artistes de la toile plus facile à transporter que les panneaux de bois originellement utilisés par les artistes aborigènes.

Les premiers artistes prirent des risques en rendant tangible et permanent un art éphémère destiné à être utilisé uniquement dans le cadre de cérémonies fermées et secrètes. De peur que ne soit volée leur culture, les aînés inventèrent une forme d'art public, porteur de la philosophie du rêve sans pour autant briser tabous secrets et sacrés, et transformèrent de façon délibérée les codes graphiques ancestraux.

A Balgo, les premières peintures sur supports rectangulaires furent réalisées à la fin des années 70. Les femmes accédèrent à l'art et obtinrent l'autorisation des hommes d'inclure des points, auparavant le domaine réservé des hommes, dans leur travail. L'usage du bleu et du vert permit, plus tard, d'élargir et de rendre plus lumineuse la palette.

L'art aborigène a séduit les pays occidentaux. Il est à la mode et représente incontestablement pour certains un bon business. «Notre responsabilité est engagée mais n'est-ce pas non plus un moyen de protéger ces peuples en danger?» interroge Alain Nicolas pour qui «la richesse et la force de cet art permet d'ores et déjà de l'inscrire dans l'histoire de l'art».

Centre de la Vieille Charité, à Marseille. Jusqu'au 3 octobre. Tél.: 04.91.14.58.38.